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Goût de la cuisine pour la culture

Le goût de la cuisine pour la culture

Il est dificile d’expliquer les raisons pour lesquelles les Basques aiment tant tout ce qui a trait à la nourriture et à la bonne table. Cette question nous passionne et occupe une grande partie de nos vies ou, du moins, davantage d’espace que dans la vie des gens d’ailleurs, d’autres cultures et d’autres coutumes. D’une certaine manière, aimer manger et aimer en parler, cela fait partie de notre idiosyncrasie, même si, par les temps qui courent, les coutumes spécifques tendent à s’estomper dans un brouillard qui égalise et appauvrit tout.

Cette spécifcité est dificile à expliquer, car notre peuple n’a jamais connu de grandes famines historiques, hormis en temps de guerre –rien de moins courant dans notre vieille Europe–, et ne s’est jamais distingué comme grand producteur de quelconque aliment. Nous avons tout au plus été précurseurs dans l’activité qu’on a appelée par la suite la pêche en haute mer, initiée avec la chasse à la baleine et surtout avec la pêche à la morue, dans les eaux de Terre-Neuve, aux alentours du XVe siècle, voire avant. Je ne suis pas très enclin aux leçons d’histoire, mais je sais que les Britanniques attribuèrent aux pêcheurs basques (et portugais) les premières licences contractuelles connues de pêche et de manipulation de la morue dans leurs eaux. Nous devons donc notre passé glorieux à de pauvres marins transis de froid, qui pêchaient ces gadidés et transformaient le cabillaud en morue grâce à du sel importé qu’ils payaient comme ils pouvaient, sans doute à grand-peine.
À la même époque, à Amsterdam, par exemple, dans la bâtisse moderne de la bourse, on débattait du cours des produits exotiques. D’autres nations érigeaient des monuments dédiés à d’illustres navigateurs ou commerçants qui s’étaient spécialisés et avaient fait fortune grâce au commerce d’épices. Si nous n’avons rien connu de cela, nous avons chanté les prouesses marines des équipages de traînières rivales qui se disputaient le premier harpon planté dans une baleine fraîchement arrivée sur notre côte.

Malheureusement, les temps changent, et il semblerait que la pêche à la morue décline, comme la chasse à la baleine avant elle, car les traditionnels bancs de Terre-Neuve se sont raréfés et des restrictions sévères se sont imposées, notamment depuis 1996. Pourtant, la morue est aussi vorace et féconde : chaque femelle peut pondre jusqu’à près de dix millions d’œufs. Il a donc fallu que nous avalions une quantité de morue invraisemblable en dix siècles, pour la faire quasiment disparaître en si peu de temps. C’est autour des XVe et XVIe siècles que les marins, partis à la poursuite de la baleine, arrivèrent jusqu’à Terre-Neuve et y trouvèrent des eaux grouillantes de cabillaud. En période de frai, ce poisson cherche des eaux riches en plancton et rejoint souvent les côtes de Norvège, du Danemark, d’Irlande, du Nord de l’Écosse et, surtout, de Terre-Neuve.

Les baleines fréquentaient souvent les mêmes eaux, à la recherche de krill. C’est là que les marins basques trouvèrent des bancs de morue, plusieurs siècles, dit-on, avant que les navires de Leif Erikson ou de Christophe Colomb n’atteignent la côte transatlantique. Pourquoi personne ne connaissait-il ce fait historique, pourquoi n’apparaît-il dans aucun livre d’histoire ? Probablement pour la même raison qui pousse les gens à cacher leurs coins à champignons. Les bonnes afaires –et celle de la morue fut l’une des meilleures pendant plusieurs siècles– se font en toute discrétion. Pourtant, quand Jacques Cartier découvrit la baie de Saint Laurent, par ordre de François Ier, il indiqua dans ses chroniques de voyage qu’il y avait trouvé plus d’un millier de bateaux basques réunis. Jusqu’alors, les gens mangeaient de la baleine les jours de Carême, et c’est la morue qui leur permit de changer de régime. Ils n’en furent pas mécontents, car la chair de la baleine était loin d’égaler la qualité de sa graisse extraordinaire, qui ne se solidifait pas après la fonte. Manger sa chair pendant plusieurs jours était une autre afaire. À table, la partie la plus appréciée de la baleine était la langue. On la faisait griller et on la servait avec des petits pois, ou on la vendait en salaison comme du lard. Pour le reste, on n’en mangeait qu’en cas de nécessité, car sa chair n’enchantait personne. La morue, en revanche, constituait déjà l’un de nos joyaux culinaires les plus appréciés, et n’a jamais cessé de l’être.
Comme nous l’avons indiqué, les grandes campagnes de pêche à la morue font désormais partie de l’histoire. Nos pêcheurs actuels gagnent pratiquement entièrement leur vie en trois campagnes, réparties sur l’année : anchois et chinchard au printemps, et majoritairement du thon en été. Évidemment, ils capturent dans l’année d’autres espèces de poissons, notamment du merlu, mais c’est bien le thon qui fait une bonne ou une mauvaise année économique.

C’est pourquoi la première recette des cinq que nous présentons dans ce texte est dédiée à ce poisson, qui arrive sur nos côtes durant ses premières années de vie, avant d’atteindre la maturité sexuelle et reproductive. Il s’agit en réalité de deux poissons bleus, le thon (Tunnus thynnus) et la bonite (Tunnus alalunga), les deux espèces fondamentales pour l’économie de nos pêcheurs contemporains, et d’un plat qui s’avérait jadis d’un grand secours pour les pêcheurs qui devaient cuisiner à bord durant leurs longs périples : le marmitako.

Ce n’est ni un mets extraordinaire, ni un plat d’excellence gastronomique. Il s’agit, disons-le, d’un ragoût populaire de poisson et de légumes, qu’on ne trouve que très rarement à la carte des restaurant rafinés, mais que tout le monde prépare chez soi. Ce plat nous ravit, notamment en plein été, quand la campagne de pêche au thon bat son plein.

Avant de céder la place à la recette, j’aimerais vous raconter mon expérience de membre du jury du Concours de marmitako du Pays Basque, il y a quelques années. Plus de cent binômes de cuisiniers et de cuisinières étaient en lice pour remporter le prix. Si je n’ai pas retenu le nom des gagnants, je me rappelle parfaitement les débats enfammés des participants à propos de la « véritable » recette de marmitako. Il fallait voir le tableau : l’un certifait qu’il fallait de la tomate, l’autre s’en insurgeait ; l’une estimait qu’il était meilleur avec une pointe de piquant et un peu de piment choricero, l’autre considérait cela comme un véritable sacrilège… Chaque petit chef avait son petit carnet et son modèle. Chacun maintenait que sa recette était la seule recette « authentique », et sûrement pas celle du voisin. C’était incroyable. Par chance, j’ai dû goûter une vingtaine de marmitako, et je me rappelle qu’ils étaient aussi savoureux les uns que les autres.

À vrai dire, il faut être très maladroit pour rater ce magnifique plat, qui, comme tout bon et humble ragoût, est très simple à réaliser. Il sufit d’assembler les ingrédients qui nous plaisent, au moment opportun, et de servir quand chacun d’entre eux est parfaitement cuit : la pomme de terre, le thon et le bouillon. Avec ou sans tomate, avec ou sans piments choriceros, piquant ou non piquant. Sans dogmes, en cherchant avant tout le goût. C’est le principal. D’aucuns racontent même qu’avant l’arrivée de la pomme de terre d’Amérique, les pêcheurs le cuisinaient à bord avec un pain rassis. J’adore ce plat, idéal pour les grandes tablées. Il présente de nombreux avantages, car il peut être préparé à l’avance, ce qui permet au cuisiner de profiter de ses convives. Il peut être servi en entrée ou en plat.

Hasier Etxeberria, Sukaldaritza/La cuisine, Etxepare Euskal Institutua, 2021